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Appropriation nationale et renforcement de la société civile

La coopération au développement se base sur un postulat : appuyer des populations cibles à travers des entités collectives locales (un Etat, une organisation, une entreprise) afin que les premières aient les moyens de prendre les décisions et de gérer leurs stratégies de développement. Chaque partie prenante joue un rôle : les Etats, les ONG internationales, les ONG locales, les populations, les entreprises.

Or le soutien aux uns ou aux autres peut renforcer des champs de tensions politiques, notamment dans des contextes de défaillances de l'Etat ou de contextes dits "fragiles". Les positionnements de ces acteurs ont aussi évolué au cours des dernières décennies, au gré des prises de conscience liées au passif de la colonisation et de la globalisation des relations. Aujourd'hui, il est essentiel de continuer à s'interroger sur nos pratiques et les principes qui les soustendent. 

Dans le cadre des ateliers mis sur pied par la DDC sur les thèmes de l'appropriation nationale et du renforcement de la société civile (Country Ownership and Strenghtening Civil Society) en 2021 et 2022, ses ONG partenaires ont pu partager leurs réflexions et échangers de bonnes pratiques. Les discussions ont tenté de répondre à des interrogations telles que: quelle appropriation réelle ont les acteurs locaux des stratégies de coopération internationale? Que signifie concrètement "Décoloniser l'aide"? Comment trouver un équilibre entre la valeur ajoutée des ONG suisses et la création de dépendance ou l'orientation de l'action de leurs partenaires locaux? Qu'entend-t-on exactement par "partenaire local"? Comment mettre en place un partenariat non hiérarchique lorsque les ONG internationales et les ONG locales sont traitées de manière très différentes par les gouvernements ? Les ONG internationales ont-elles encore un rôle dans un contexte où les agences de coopération souhaitent augmenter le financement direct à des ONG locales

Les paragraphes ci-dessous développent certaines réflexions et expériences partagées dans ce cadre. 


Appropriation nationale - Country Ownership

Lors du premier Forum de Haut niveau en 2002 à Rome, une déclaration sur les principes de l’efficacité de l’aide a pour la première fois été ébauchée. L’appropriation nationale est un des principes : veiller à ce que la coopération au développement se fonde sur les priorités et le calendrier des pays qui la reçoivent. L’appropriation devient en 2005 le premier principe de la Déclaration de Paris : Les pays du Sud global définissent leurs propres stratégies de lutte contre la pauvreté et s'emploient à améliorer leurs institutions et à combattre la corruption. Le forum ne réunissait alors encore que des États donneurs.

L’approche plus démocratique de l’appropriation nationale ne voit le jour qu’à Busan en 2011 et donne naissance au Partenariat Mondial ou Global Partnership for Effective Development Cooperation (GPEDC). On assiste à l'instauration d'un partenariat plus inclusif et plus solide à tous les niveaux du développement, associant pays occidentaux et du Sud global ainsi que syndicats, organisations de la société civile et entreprises.

Cette conception de l’appropriation nationale se base ainsi sur l’idée ou l’espoir que chaque pays élabore au niveau national une stratégie de développement durable inclusive, qui soit le reflet des préoccupations de tous les acteurs. Cette vision du développement serait ainsi un point d’ancrage pour appuyer les différents acteurs dans leurs interventions. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Dans les contextes autoritaires ou fragiles, ou lors de crises humanitaires, les acteurs du développement doivent bien souvent faire attention à ne pas renforcer les conflits et rapports de pouvoir déséquilibrés existant au sein des sociétés, tout en s’assurant de venir en appui aux plus démunis et en soutenant les Etats dans leur progression vers les ODD. 

Au cours de l’atelier qui a réuni la DDC et ses partenaires des ONGs suisses en 2021, la question a été soulevé : n’y a-t-il pas contradiction à parler d’appropriation nationale dans les contextes autoritaires ? De quelle appropriation nationale parle-t-on alors ? Doit-on se calquer sur un soutien à la stratégie gouvernementale ou se baser sur une approche sur les droits humains, peut-être plus proche des revendications de la société civile ? Comment travailler au mieux dans ces contextes sans renforcer les relations de pouvoir biaisées ?

En tant qu’acteurs extérieurs, comment les ONGs peuvent se positionner face à cette appropriation nationale et sortir des relations de pouvoir Nord-Sud liées à l’histoire coloniale ? Quelques pistes ont été dessinées lors de l’atelier, basées sur les expériences des ONG: 

Partenariats

  • Entretenir des partenariats diversifiés et sur le long terme avec des ONGs de base et des acteurs étatiques locaux ou régionaux;
  • Mener une réflexion transparente avec les partenaires sur les défis ainsi que sur les dynamiques de pouvoir dans les partenariats en ne traitant pas uniquement des réussites, mais aussi des enjeux pour les partenaires et des difficultés ; 
  • Engager de manière plus intensive les autorités locales, les organisations/acteurs et actrices de base et communautaires, les mouvements citoyens, les entreprises locales et la diaspora dans toutes les phases du cycle de projet des ONG suisses afin d’atténuer  une partie des risques et de prendre en compte les intérêts des groupes exclus et sous-représentés ;
  • Intensifier les efforts de renforcement des capacités des acteurs locaux en se concentrant sur un apprentissage mutuel et non sur une approche « paternaliste » à l’égard des acteurs locaux ; Soutenir les activités de plaidoyer, de lobbying, de collecte de fonds et de sensibilisation des partenaires locaux ;
  • Intégrer des processus de rétroaction réguliers en utilisant des instruments tels que des mécanismes de plainte et des audits sociaux, afin de donner aux bénéficiaires la possibilité́ de faire facilement des retours et aux ONG de prendre le pouls de la population locale et des projets. 
  • Permettre aux stratégies d'intervention d'être dirigées par les bureaux de projets des ONG sur le terrain plutôt que par un "agenda du Nord". 

Financement et gestion administrative

  • Mener un dialogue avec les bailleurs de fonds pour simplifier les exigences en matière de reporting et d'administration

Travail en réseaux

  • Mettre en relation les différentes organisations de la société civile qui oeuvrent dans les prestations de services et la défense des droits et faciliter les efforts conjoints pour avoir plus de poids dans les discussions. 
  • Utiliser les réseaux régionaux et non uniquement locaux. 

Travail dans les contextes autoritaires

  • Changer de langage et ne pas utiliser certains termes (sensibles). 
  • Coopérer dans un premier temps sur les aspects moins sensibles pour instaurer une relation de confiance, puis exiger le respect des droits 
  • Coopérer avec le gouvernement tout en définissant en amont clairement les points avec lesquels nous ne sommes pas d’accord. 
  • Favoriser les dialogues multipartites entre les partenaires locaux – par exemple entre les médias et les populations locales ou entre les groupes de jeunes et les autorités locales – afin d'instaurer la confiance et la coopération. 
  • Effectuer systématiquement des analyses de l'économie politique et du pouvoir sur le terrain pour déterminer avec quels partenaires locaux s’engager et comment. 
  • Pour assurer la sécurité, maintenir la neutralité et traiter tous les acteurs d’une manière semblable et équilibrée en incluant les acteurs informels ou les groupes armés. 

 

La coopération au développement est un domaine qui se remet continuellement en question et redéfinit ses approches : interroger nos motivations, nos modes de partenariats, les relations de pouvoir entre les partenaires est une nécessité. Des ressources sur ces questionnements ainsi que le compte rendu de l’atelier de la DDC (adapté en français par la FGC) sont disponibles dans la colonne de gauche. 


Renforcement de la société civile

La coopération au développement se base sur un appui aux acteurs locaux, en essayant de limiter la création de dépendance. Renforcer la société civile apparaît comme un élément indispensable pour permettre aux organisations de la société civile d’être des acteurs de développement indépendants, de jouer pleinement leur rôle vis-à-vis de leur gouvernement dans la définition des stratégies de développement et non de rester des prestataires de service techniques ou sociaux. 

Comment les ONG suisses intègrent ces éléments dans leur pratique ? Quelques pistes et bonnes pratiques en matière d'autonomisation et de gestion de leurs partenariats ? Trois exemples d'approches : 

Approche multipartite

Au Honduras, l’EPER met en œuvre un projet-cadre qui consiste à mettre en place et soutenir un réseau de 50-60 organisations honduriennes dans un contexte autoritaire où la violence, la répression de la société civile et la censure des médias sont élevées. Des institutions publiques, des entreprises privées et des acteurs internationaux ont été formés pour plaider en faveur de l'application des politiques des droits de l'homme.

Leçons apprises en lien avec le travail dans des contextes autoritaires: 

  • Réduire les risques pour les défenseurs des droits humains par des actions accompagnées, des plans de protection collective, des coalitions, des réseaux et des plateformes ;
  • Les accords avec les régimes autoritaires pour le dialogue et les droits humains ne sont souvent pas fiables. La rotation du personnel et les élections compliquent le travail de plaidoyer et l'instauration de la confiance. La pression internationale est nécessaire ;
  • Dans un environnement autoritaire, les efforts d'accompagnement juridique sont coûteux et les changements lents, mais efficaces pour les défenseur·euse·s des droits humains et les communautés ;
  • La société civile est ¨surchargée¨ et fragmentée. Il est important de prendre le temps de les rassembler et de construire la confiance. Les appels ouverts ne devraient pas accroître cette fragmentation et la concurrence négative au sein de la société civile. Il faut aussi éviter les exigences trop complexes qui ne sont pas réalisables pour certains acteurs civiques. 

Leçons apprises en lien avec la mise en œuvre d’une approche multipartite: 

  • Investir dans les phases préparatoires (y compris le suivi, les études et la collecte de preuves, l'établissement de réseaux et l'instauration de la confiance). 
  • Mettre en place un réseau exige beaucoup de temps et d'efforts. Les grands consortiums nécessitent plus d'efforts de suivi. Les progrès sont difficiles à mesurer. 
  • Travailler avec différents groupes de la société civile (par exemple, les femmes, les jeunes, LGTBIQ++, etc.) et créer des espaces pour eux.
  • Importance des partenariats et d'un financement flexible et à long terme. 
  • Les organisations de la société civile ont des connaissances de base sur une variété de sujets, mais ce dont elles ont besoin, ce sont des formations spécialisées et des méthodologies concrètes.

Approche Bibingka

 Aux Philippine, Action de Carême a utilisé cette approche (dont le nom vient d’un gâteau de riz philippin cuit par le bas et par le haut) qui vise à renforcer mutuellement l'interaction entre les organisations de base "d'en bas" et les initiatives politiques "d'en haut" de l'État

  • Le renforcement des capacités de la base comprend le travail et l'organisation des gens au niveau du village en organisations populaires, qui sont ensuite organisées en fédérations et accréditées dans les conseils législatifs locaux. L'approche vise à renforcer la capacité des organisations partenaires à participer activement à l'élaboration des politiques locales, à la formulation du budget et à son adoption.
  • L'adoption d'ordonnances municipales (programmes de reboisement, réduction des risques en cas de catastrophe, zones protégées, etc.). 

Leçons apprises :

  • Approche a permis une plus grande responsabilisation des acteurs étatiques
  • Aucun objectif de développement ne peut être atteint sans la coopération et l'appropriation de ceux qui sont à la base. 
  • Le développement continu des capacités et le renforcement organisationnel des organisations et réseaux de base sont essentiels.

Approche de gouvernance collaborative

Utilisée en Ukraine par la Fondation INNOVABRIDGE pour mobiliser et renforcer les ONG dans leur plaidoyer politique et promouvoir des technologies civiques auprès des militant·e·s (pétitions et consultations en ligne, renforcement de la budgétisation participative par le biais de mécanismes de vote électronique).

Leçons apprises :

  • La confiance s'est construite progressivement par le biais de petites initiatives de collaboration successives, d'une structure de direction non hiérarchique et rotative (coalition) et par l'élaboration conjointe d'une série de produits de connaissance tels que des notes d'orientation, des sondages d'opinion, des guides de mise en œuvre, des séminaires qui ont alimenté le discours public et la définition de l'agenda politique. 
  • Le fait qu'une agence d'État collabore activement avec une coalition civique a été très productif pour que des initiatives législatives connexes soient déposées au Parlement. 

Le renforcement de la société civile comme politique institutionnelle 

C'est un thème transversal au même titre que le genre et la diversité, la sensibilité aux conflits et l’approche basée sur les droits humains. Les questions clés comprennent la formation des partenaires civiques, l'amélioration des conditions de sécurité et de protection, le renforcement des réseaux, ainsi que le comblement des chaînons manquants des acteurs nationaux et internationaux.  

 

Phase de mise en œuvre du PCM

  • Importance des approches multipartites et de l'inclusion de divers acteurs civiques, y compris les partenaires civiques plus faibles (par exemple, les mouvements de jeunesse, les femmes, les LGTBIQ) ;
  • Travailler en étroite collaboration avec les acteurs de terrain/ruraux, mais avoir le "bon" mélange de différents acteurs et établir les "liens manquants" ;
  • Établir la confiance et investir dans le travail en réseau (en jouant le rôle de facilitateur) ;
  • Réflexion critique sur le rôle des organisations basées en Suisse : rôle de facilitateur, pression et protection internationales, pas d'expulsion des acteurs locaux, etc
  • Améliorer la base légale pour les acteurs civiques locaux 

Principaux défis identifiés :

  • Manque d'intérêt de certains partenaires à travailler avec d'autres (ex. avec le gouvernement/la police, les organisations de capitaux, les ONGI) ;
  • Les différents agendas des différents acteurs (par exemple, les besoins locaux contre les besoins nationaux, l'agenda national contre les intérêts des ONGI) ;
  • Difficultés à impliquer le gouvernement et à le rendre responsable 

Suivi et d'évaluation d'impact

  • Comment mesurer l'efficacité de ces efforts sans être trop invasif? A quel niveau et quelle fréquence mesurons-nous ? Les processus de renforcement des capacités sont à long terme et difficiles à saisir dans le cadre des cycles de rapports annuels. 
  • Intérêt d’avoir un outil d’analyse du partenariat et un plan de développement des capacités conçu conjointement. Un tel plan, assorti d'étapes et d'engagements convenus, peut servir de référence pour des évaluations régulières du partenariat (portant à la fois sur les progrès réels de l'organisation de la société civile et sur la qualité/pertinence du soutien fourni). Ce plan doit être défini par le partenaire local et porté auprès de ses différents partenaires financiers pour éviter les approches fragmentées; 
  • Une réflexion critique est nécessaire sur la qualité des indicateurs que nous présentons pour mesurer les efforts.

Stratégies de sortie et de transfert

Pour assurer la durabilité des capacités des organisations de la société civile locales développées tout au long d'un programme donné:

  • Les mesures d'autonomisation des organisations de la société civile doivent être systématiquement intégrées tout au long du cycle de gestion de projet. 
  • Chaque partenariat est unique et possède ses propres qualités.
  • Il est nécessaire de trouver un "langage commun" et des définitions de l'autonomisation avec les partenaires au début des projets, mais de les revoir tout au long du cycle de projet (car il est dynamique et comporte de nombreux changements). Il n'est pas évident que tous les partenaires impliqués (y compris les ONG suisses) perçoivent/comprennent le "partenariat", les "critères de développement des capacités" et l'"autonomisation" de la même manière ;
  • Les capacités et les ressources nécessaires sont très différentes qu’il s’agisse d'une grande ou d'une petite ONG (difficulté à mener en parallèle un programme d'autonomisation en plus des activités du projet);
  • Des calendriers réalistes - ne pas succomber à la pression des donateurs pour obtenir des résultats : la capacité et la confiance sont des processus à plus long terme ; 
  • Importance des bureaux des ONG suisses (dans les pays partenaires) pour soutenir la mise en réseau ;
  • Dans les contextes humanitaires, les sorties complètes et la durabilité des partenariats sont plus difficiles à cerner.

 

Le Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de développement et de coopération Économique (OCDE) a élaboré en 2022 une série de recommandations (disponible à gauche) et élaboré des ressources clés et des outils de mise en œuvre.


Quel nouveau rôle pour les ONG internationales?

Le monde des ONG évolue, au gré des transformations internes, des stratégies, mais aussi des orientations politiques des différents Etats de provenance des ONG, des financements, etc. 

Plusieurs documents parus ces dernières années interrogent l'écosystème actuel et dessinent des scénarii sur l'avenir du monde des ONG internationales : acteurs opérationnels au service des politiques des Etats bailleurs? Acteurs de plaidoyer en faveur des organisations locales? Passerelles ? Vous trouverez quelques uns de ces documents dans la colonne de gauche.